Mon carnet de notes au fonds du sac, entre un paquet de mouchoirs en papier, plusieurs stylos, un portefeuille, un appareil photo, le monde, un bouquin de nouvelles, un étui de lunettes, un vaporisateur, et diverses autres choses.
J'étais aux arènes, sans toros ni musique, très loin de mes plazas du sud ouest.
Loin du sable, de ces combats et stratégies qui n'ont d'autres recours que le courage, l'intelligence et la force.
J'étais aux arènes de Lutèce, tranquille.
Il fait chaud par moments. Le temps est un peu couvert. Parfois les lumières d'été pointent sous un printemps qui s'affirme.
Je fredonne dans ma tête. A river with no return.
Rien ne contrarie mon air dans ma tête. Ni le bruit sourd des ballons de foot sur les murs. Ni le choc métallique des boules de pétanque. Ni le tremblement effarant des shoots sur les grillages.
Hormis ce tissage de bruits, tout est calme. Trop.
Alors, dans cet environnement paisible, une idée me vient.
"Moon river" succède à " A river with no return".
Dans mes fredonnements muets, un enchaînement de chansons qui a tout du cadavre exquis.
Et puisqu'il s'agit de cadavres exquis, me vient l'idée de noter dans mon carnet, celui-là même qui est au fonds du sac, de noter un chapitre d'un journal intime qui ne serait pas le mien.
Une sorte de "à la manière de....".
Et tant qu'à ce que mon imagination soit le nègre imposé d'un autre, autant que ce nègre soit au service d'une blonde.
Alors ne vous affolez pas tout à fait Les pensées, les mots qui vont suivre sont de mes doigts, certes, mais ne m'appartiennent pas vraiment.
Et tant qu'à choisir une blonde pour faire le nègre, autant que ce soit la plus solaire de toutes, la plus sombre de toutes.
Voila ce vers quoi m'a conduit de chantonner "no return, no return, no return..."
J'ouvre les guillemets.
Cet après-midi est calme. Pourtant je ne le suis pas.
Je bourdonne. Il faudrait que je trouve ce qui provoque en moi ces accès de doutes, de colères. Ce qui nourrit cette énergie que je ne canalise pas et qui me ronge. Ces accès sont difficiles à surmonter. Il n'est question ni d'angoisse, ni de tristesse. Juste un sentiment diffus, une aspiration irrépressible vers le vide, vers la nouveauté, vers une forme de danger quel qu'il soit.
Il me faudra arriver à utiliser ce sentiment. Ces moments doivent pouvoir me servir. Ils ne sont pas là pour rien, pas là pour me blesser uniquement. Je dois apprendre à les utiliser. Ils doivent m'aider à nourrir mes rôles au lieu de me ronger.
Ceci m'évitera de contourner ces sentiments comme on essaie d'évincer un danger pourtant imminent.
Mais, à contourner un feu, on se brûle tout autant. Plus lentement certes, mais tout aussi surement.
J'ai commencé très jeune par des photos. Elles ne m'ont pas permis de voir ce qui manquait. Mes manques n'impressionnent pas la pellicule tout au contraire Mes failles font ma photogénie exceptionnelle. Mon image est parfaite, si loin de ce que je suis. Ma détresse se dilue sous les spotlights. Me voir sur écran ou sur photo ne m'apprend rien de moi.
Je n'ai rien trouvé qui me permette de combler ce vide, ce vertige qui pave mes pas.
Ni la nourriture, ni l'alcool, ni les anti dépresseurs, pas même le sexe.
On me juge mal.
On me dit boulimique, imbibée de champagne, droguée, nymphomane.
Je ne suis rien de cela.
Tout cela me dégouterait si je n'y trouvais un peu de répit.
Je ne suis pas stupide. Je sais que rien de ce qui me soulage n'est la solution. C'est par moi et de moi que je dois combler ce gouffre, nourrir cette énergie néfaste, la repaître pour qu'elle se calme à nouveau.
J'aimerai l'apprivoiser aussi facilement que je le fais avec Joe, Arthur, Francky, John, et d'autres.
Je vais encore un temps jouer de mon image comme si c'était moi. Je pourrai encore, un peu, donner le change, outrer le masque.
C'est si facile.
Je vais encore jouer ce jeu. Il est plaisant, plus agréable que de m'affronter, moi-même.
Il est rassurant comme un filet sous les trapézistes, un garde-fou en bronze forgé, un air bag en soie.
Mon masque est exceptionnellement photogénique.
Un nuage de poudre de riz sur une plaie.
De l'eye liner comme deux berges sur des yeux qui dérivent de plus en plus visiblement.
Cet état de dérive, cette danse au bord des falaises, me sont familiers depuis très longtemps. Depuis toujours.
Depuis mes élans sans échos dans une enfance solitaire. Depuis ces années d'adolescence brouillées par des besoins d'affection et de confiance sans mesure, brouillées par un corps et une liberté qui créaient plus de désirs qu'ils n'avaient d'attentes de ma part.
Cet état de dérive m'accompagne depuis longtemps, et me précède aussi. Il nourrit mes réflexions et mes doutes.
Il a muri avec moi, tout comme il a grandi. Mais, à ma différence, il est resté le même, il ne s'est pas travesti. Intègre, il alimente ma quête d'absolu, de perfection, de sublime. Il reste mon repère le plus personnel.
Il semblerait que je sois une icône, un mythe.
Je ne suis qu'un vide, une abîme, abimée.
Je ne me construis que par mon frottement, par ma soumission à mes contraires.
Je me considère comme une "rien", et je m'impose: la perfection de l'image du père avec Clark Gable, celle du mari possessif et protecteur avec di Maggio, celle du souffre avec Sinatra, celle du pouvoir avec JFK. Celle de l'intelligence avec Miller, celle du mentor avec Strasberg, celle de ma vacuité avec mes amants de passage, anonymes, nombreux.
Je construis ma place parmi les autres à force de retards, de caprices, grace à leurs réactions tranchées, passionnées, révoltées, si possible violentes.
Je provoque ces réactions.
Je les maîtrise avec science, avec une intelligence extrême, un instinct rare.
Je façonne ces reflets de moi-même avec le même soin, la même concentration que celle que je déploie pour me coiffer, me maquiller, contrôler chaque onde de ma démarche, chaque mouvement de cils, chaque ingénuité de mon regard, chaque reflets de lumière sur mes épaules.
Une boule de controle encapsulant un vide qui se creuse toujours et encore.
Un vide aux parois de sable.
Je suis fragile. Je ne suis pas bête.
Je suis pour beaucoup la blonde qui passe en tanguant. Mais ils oublient que c'est moi qui aie pensé à casser un de mes talons pour forcer la démarche, pour flirter avec le ridicule, dans cette première apparition avec les marx brothers.
Ils oublient que je suis moi même mon propre marionnettiste.
Ils oublient. Dans leur ignorance, ils pensent savoir.
Alors, j'essaie d'oublier que je sais que ma tentation de maîtrise m'accompagnera jusqu'au bout de ma route.
Jusqu'au dernier cachet. La dernière gorgée pour les avaler. La dernière larme.
Je sais que je me soumettrai une fois de plus, une fois de trop, à leurs désirs. Je leur ferai la politesse de m'éclipser.
Alors, aussi surement que ceux que je voulais m'aimer m'oublieront. Ceux qui m'aimaient feront de leurs souvenirs le sens de la vie que j'aurai râtée pour moi-même.
... Voila, je ferme les guillemets sur ce billet "à la manière de...".
Toute ressemblance etc etc etc.Je ne peux que vous conseiller Blonde de Oates, et rigoureusement toutes les photos de Marylin. Sur ce, je vais troquer Dzongkha contre chanel numéro 5 et aller me reposer en chantonnant no return.